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Entretien avec Suzanne Dracius
D’un point de vue littéraire, quels sont vos influences? On sait que vous aimez beaucoup Aimé Césaire, le poète martiniquais le plus important; vous vous reconnaissez dans le vers final d’une poésie entre ses plus célèbres: «Nègre je suis, nègre je resterai»? Comment vivez-vous, en premier lieu, le fait d’être métisse?
Césaire est, bien évidemment un père spirituel pour moi. J’admire le poète et je m’entendais bien avec l’homme. Mon écriture lui doit certainement beaucoup, et Césaire me faisait l’honneur et le plaisir de l’apprécier: ses lectures réitérées de mes livres y laissèrent des marques indélébiles, «pages cornées d’un coup d’ongle empressé, gravées d’annotations, couverture flétrie par des mains impatientes: «a book that has been loved» (l’amour d’un livre se mesure au degré de son flétrissement)», comme l’a noté dans le bureau d’Aimé Césaire l’universitaire américaine Yolande Helm. Bien sûr que je me reconnais dans la formule césairienne, tout en y apportant mes nuances de kalazaza, tout en la métissant de mes propres concepts. À quelques mois d’intervalle, j’ai perdu mes deux pères: mon vrai père, Osman Dracius, et mon père poétique, Césaire. Mais ces ombres, je les veux tutélaires, sans en prendre ombrage, à l’instar des impatiences, fleurettes tapies dans l’ombre des pieds de bois à l’orée de la forêt tropicale humide. Je me veux verticale comme le nègre césairien «debout les cheveux dans le vent», négresse debout, femme debout comme les fougères arborescentes sur les hauteurs de Balata, traquant sa trace sur la Trace — la route où venaient chercher la fraîcheur Césaire et Suzanne, sa femme, y puisant la source d’une «chlorophyllienne création» ascensionnelle, sensationnelle, telle que je l’idéalise dans «Rue Monte au ciel». Avec Césaire je partageais une complicité de professeurs de Lettres Classiques, d’hellénistes et latinistes, de «nègres gréco-latins». Mais femme je suis, femme je resterai, quoi qu’il m’en coûte. Femme, féminine, voilà comment je me vis, dans ce que j’appelle ma féminitude, inventant ce néologisme avec le même suffixe -tude que dans négritude, caractérisant un statut assumé. Je ne veux pas que l’on me gâche le plaisir d’être femme. Je me plais à rêver, en kalazaza latino-créole, de kala kagatha, choses belles et bonnes créées par une féminine poésie au féminin pluriel liée à ce neutre pluriel grec, où la misogynie n’aurait pas sa place. Ma féminitude est intimement intriquée à mon métissage. En relation, non seulement avec des auteurs comme Césaire, rencontré au cours de ma vie, mais aussi en relation intertextuelle avec des écrivains morts, jusqu’à la plus haute Antiquité, j’aime entrer en communication, par exemple, avec Térence, le premier grand écrivain africain, Terentius Afer (son surnom «Afer» signifiant «l’Africain»), esclave originaire de Carthage, qui devint, une fois affranchi, l’un des plus grands écrivains latins, celui qui enrichit la littérature latine de phrases comme «Homo sum, a me nihil humanum alienum puto» («Je suis homme, rien d’humain ne m’est étranger»), formule d’un bel humanisme qui a fait le tour du monde. Je tiens à me retrancher du reproche fait aux écrivains caribéens de ne parler que de la Caraïbe. Non seulement je suis une «allée-venue» entre deux îles, mon île natale, la Martinique, et l’Ile-de-France, mais mon écriture se nourrit du monde entier, passé et présent, du métissage et des voyages, y compris dans la peau des hommes. (Un des plus jolis compliments que j’aie entendus, c’est celui d’un homme martiniquais qui dit s’être reconnu, retrouvé, jusqu’au plus profond de ses pensées, dans un de mes personnages masculins.)
Dans L’autre qui danse vous racontez beaucoup d’usages des Antilles aussi bien que croyances, superstitions, anecdotes orales que vous relatez à travers la voix de man Cidalise. Quelle est l’importance de ce bagage de “tradition magique” pour ceux qui sont issus de ces lieux? Et surtout pour les jeunes qui vivent avec elle?
- J’écoute beaucoup. J’observe, j’engrange et je prends des notes, mine de rien, quand les gens parlent. Il y a ici un parfait syncrétisme religieux mêlant christianisme fervent et superstitions païennes d’origine africaine, le quimbois, magie antillaise qui elle-même mélange des références à la religion catholique (la Vierge Marie, mais noire, les bougies, mais pas blanches, noires; l’encens etc.). Tout en trouvant cela dépassé, dès que le malheur arrive, les gens, et même les jeunes, ne trouvent plus cela obsolète. Par exemple un jeune homme est capable de s’acheter une superbe grosse voiture de luxe dernier cri; pour peu qu’elle soit accidentée un tant soit peu, même une simple égratignure, il décrète qu’il doit la protéger, la faire bénir par un prêtre et mettre dedans une médaille à l’effigie de Saint Christophe, le saint patron des voyageurs. Dans une conversation, le même homme hypermoderne peut te dire qu’il n’est pas superstitieux, mais il emploie les mêmes remèdes ancestraux pour échapper aux malédictions. Officiellement, la Martinique est très catholique, quelques-uns, maintenant, sont athées, voire agnostiques, mais, malgré le temps qui passe et la modernité, les gens sont quand même accrochés à ces croyances, qui ont une survivance indéniable. Et tout le monde marche dans la combine, y compris le prêtre qui, même sachant pertinemment que ce n’est pas un être humain mais un simple objet, accepte de bénir la belle voiture de luxe et la médaille de Saint Christophe. Le mythe proche d’une variante créole du mythe de Faust, qui est de faire un pacte avec les Ténèbres reste toujours présent aux esprits, c’est un fantasme auquel s’accrochent les esprits faibles: être «gagé», c’est-à-dire engagé avec le diable. Aujourd’hui encore, quand quelqu’un ne réussit pas dans la vie, que sa vie sociale est semée d’embûches, il décrète: «Yo fè mwen mal» (on m’a fait mal). Mais cette attitude irrationnelle n’empêche pas le même individu de montrer un comportement parfaitement rationnel, logique, raisonnable et cohérent dans la conduite de ses affaires. Ce qui marque la société caribéenne, de la Jamaïque à la Martinique en passant par Cuba, Haïti et Porto Rico, c’est la peur du qu’en-dira-t’on, de l’échec visible, c’est le poids du social, l’importance du regard de l’autre. Un mulâtre important un peu désargenté déclarait: «L’important, ce n’est pas d’avoir de l’argent, c’est de laisser croire aux gens que j’ai de l’argent et toutes les portes s’ouvrent comme par enchantement». | |
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Suzanne Dracius L’altra che danza Traduzione di Leonarda Oliveri Cover Marco Ceruti 2010, NT 5, 210x140 pagine 269 euro 16,00 Isbn 978-88-8003-335-6
Poetessa, drammaturga e narratrice, Suzanne Dracius (Fort-de-France, 1951) ha diviso la sua vita fra la Martinica e Parigi. Laureata in Lettere Classiche alla Sorbona, ha insegnato a Parigi, all’Université des Antilles-Guyane in Martinica fino al 1996 e negli Stati Uniti come “visiting professor”. Rivelazione letteraria grazie al romanzo L’altra che danza, finalista al Prix du Premier Roman 1989, il suo corpus include due poemi in creolo con traduzione francese; la raccolta di racconti Rue Monte au Ciel (2003, campione di vendite); saggi storici e il “fabulodramma” Lumina Sophie dite Surprise (2005). È curatrice di antologie (Premio Fètkann Mémoire du Sud/mémoire de l’humanité 2005). Per la sue raccolta di poesie, Exquise déréliction métisse (2008) le è stato conferito il Prix Fetkann 2009. Le sue opere sono tradotte in più lingue e studiate nelle università di tutto il mondo. |
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